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Entretien avec Pierre Rabhi : Aimer, voilà où réside la force

Entretien avec Pierre Rabhi : Aimer, voilà où réside la force

Voyageurs du Monde est parti à la rencontre de Pierre Rabhi en son jardin ardéchois de Païolive. L’occasion de pouvoir échanger à l’ombre des projecteurs, dans un lieu de vie que sa femme Michèle et lui ont planté il y a bientôt 60 ans. Le paysan philosophe y parle de l’humanité et de ses défaillances, de terre et d’espoir.

Le chemin est discret. L’homme pressé passerait facilement à côté, abandonné par un GPS ayant peu d’emprise sur ce plateau de Montchamp. Sous un ciel d’orage, le ruban d’asphalte grimpe entre de vieux chênes, traverse un hameau puis s’évanouit sur la roche calcaire. Deux chiens accueillent les visiteurs, aboyant sans conviction avant de les guider vers l’unique ferme, surplombant une citerne d’eau pluviale généreusement fournie, dressée face à l’immensité brute des paysages cévenols. On s’approche. Alors à l’embrasure de la porte apparaît la frêle silhouette. Dans un éternel pantalon de velours élimé, Pierre Rabhi avance main tendue, visage creusé de sillons profonds, regard noir et amical. Il invite à rejoindre la large table en bois sous la véranda. La pièce respire la sobriété. Pas d’éclairage ; au mur, un petit tapis persan off ert par l’ami Yehudi Menuhin ; une photo en noir et blanc qui évoque ce père forgeron et musicien, l’enfance algérienne à Kenadsa, et l’absence de la mère. Un vide à l’origine de cet amour inconditionnel pour la terre-mère. D’ici, la vue plonge sur le potager : seule case de son emploi du temps qui ne soit “pas négociable”…

… S’il a abandonné toute ambition politique, l’homme garde un agenda de ministre : 600 demandes de conférence par an, une liste d’interviews en attente de plusieurs mois, une bibliographie prolifi que. Le “chantre de l’agroécologie” embrasse avec humilité l’engouement généré par cette démarche semée en France il y a un demi-siècle, qui associe agrobiologie, reboisement, lutte contre l’érosion, mais aussi éthique et humanisme. Partager son savoir, encourager une agriculture naturelle qui permet de rendre fertiles les terres les plus arides, du Sahel à l’Ardèche : à la manière du colibri face à l’incendie – une image qui a contribué à sa célébrité involontaire –, Pierre Rabhi remplit sa modeste tâche. Non par bonne conscience, mais simplement en accord avec ses convictions. Malgré les dizaines d’initiatives créatrices que ses diff érents projets (Colibris, Terre et Humanisme, Le Hameau des Buis, entre autres) génèrent autour de l’agroécologie, de l’éducation innovante et du vivre-ensemble, le chemin vers une prise de conscience collective semble bien plus long et tortueux que celui qui mène à Païolive. Alors, en bon paysan, Pierre Rabhi continue à semer ses graines d’espoir.

 

« Mettre en cohérence sa conscience avec la vie, c’est une toute petite victoire mais c’est une victoire. »

 

Voyageurs du Monde : Imaginons un instant que soit créé aux Nations unies un conseil mondial des sages dont vous feriez partie. Quelle serait votre priorité absolue pour régler les désordres mondiaux ?

Pierre Rabhi : Il faudrait en premier lieu que l’humanité se réconcilie avec la vie. À l’heure actuelle, elle en bénéficie mais la détruit. L’écologie ne devrait pas être un parti politique mais une conscience, et aujourd’hui cette conscience fait défaut. Nous avons coécrit avec Jean-Marie Pelt un livre intitulé Le monde a-t-il un sens ?, dans lequel il explique l’origine de la vie sur Terre et met en avant le rôle essentiel de la coopération entre le végétal et l’animal. Il me revenait la tâche de donner ma vision sur le plan humain. Or, lorsqu’il est arrivé sur Terre, l’homme a instauré la dualité – religieuse, idéologique, entre hommes et femmes, entre la nature et lui. Cela est probablement lié à une angoisse très vive d’être provisoire, une peur primaire de l’extinction. Fabriquer des armes, tracer des frontières : cette quête de la sécurité traduit en réalité la faiblesse des hommes.

 

Voyageurs du Monde : Dans cette optique de réconciliation avec la vie, votre voie tient plus du changement intérieur personnel, or tout le monde n’a pas cette volonté. La création d’une instance internationale ne permettrait-elle pas d’imposer des mesures indispensables à la survie de l’humanité ?

Pierre Rabhi: Je ne crois pas à un changement global venant d’en haut. Chacun devrait déjà prendre conscience de son inconscience. C’est le premier maillon. Prendre conscience de l’organisation du monde qui n’est pas très équilibrée entre le féminin et le masculin. Il n’y a aucune raison que les femmes soient subordonnées aux hommes. Prendre conscience que l’on ne peut pas éduquer les enfants dans la dualité. Dans les manufactures éducatives actuelles, l’enfant est ensemencé de cette angoisse d’être le meilleur, on lui enseigne la compétition basée sur un modèle de société pyramidale. Nous avons perdu cette capacité à la compassion. En travaillant dans le sens d’une éducation coopérative, les mentalités pourraient rapidement changer. L’école est bien la première des priorités.

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Voyageurs du Monde : Comment expliquer le manque de réactions devant les faits accomplis : nous continuons à consommer plus de ressources que nous en produisons, à détruire la biodiversité comme jamais ?

Pierre Rabhi : Malgré des aptitudes formidables, un cerveau performant qui réalise des prodiges, je regrette de constater que l’être humain n’est pas intelligent. Avant de nous autoproclamer intelligents, reconnaissons l’intelligence universelle à l’origine de notre existence. Nous ne sommes pas supérieurs de ce point de vue à d’autres mammifères. Nous avons simplement une capacité à nous poser des questions sur la vie et à nous émerveiller. Ce système dualiste, que les religions et les idéologies ont favorisé, est l’expression même de la nonintelligence. Nous avons une planète absolument splendide, mais au lieu de la voir comme une oasis extraordinaire où tout le bonheur possible pourrait éclore, nous la voyons uniquement comme un gisement de ressources à exploiter jusqu’au dernier arbre. Fairfi eld Osborn l’explique très bien, dès 1949, dans son essai La Planète au pillage. On constate que l’humanité est la pire des catastrophes écologiques.

Si l’on ramène la présence humaine sur la planète à un ratio de 24 heures, nous sommes là depuis une minute et demie et pourtant nous avons déjà créé d’immenses déserts. Alors que certains peuples comme les Amérindiens vivaient en parfaite symbiose avec la nature, dans sa vanité l’homme “moderne” a nié tout ce qui existait avant l’agriculture mise en place il y a plus de 10 000 ans. Depuis, nos capacités à inventer ont servi à accélérer le processus de destruction et d’autodestruction, car en empoisonnant la Terre nous nous empoisonnons nous-mêmes. Cette idée d’avoir séparé la nature de l’homme est à l’origine du désordre. La prétention de faire évoluer l’humanité l’a en réalité fait régresser.

 

Voyageurs du Monde : Malgré tout, l’agroécologie gagne du terrain, l’utilisation des énergies fossiles recule et les voix s’élèvent contre les Monsanto et autres. Voilà tout de même des raisons d’être optimiste, de croire en la victoire des consciences éclairées, non ?

Pierre Rabhi : Attention, je peux manger bio, me chauffer à l’énergie solaire, recycler mon eau… et exploiter mon prochain ! La réalité, c’est que 1/5e des habitants de cette planète détient toujours 4/5e des ressources et que le divertissement industriel soporifi que et collectif masque les problèmes urgents, qui ne fédèrent pas grand monde. Un monde qui crée de plus en plus de richesses et, parallèlement, un nombre grandissant de personnes qui ne peuvent pas en profi - ter, quoi de plus absurde ? L’humanité est en danger d’elle-même. Il est aujourd’hui impératif de réduire nos appétits, de réorganiser la société autour de la nature et de l’homme. Être optimiste ou pessimiste ne veut rien dire, c’est s’en remettre au sort. Or, chacun peut décider de sa position en agissant dans l’espace où il est souverain. Personnellement, ma conscience refuse les profanations et les aberrations du monde actuel. D’où le principe du colibri : je fais ce que je peux et je mets en conformité mon action avec ma foi profonde. Certes, à la fin j’aurai peut-être échoué mais ma cohérence n’aura pas été détruite. Mettre en cohérence sa conscience avec la vie, c’est une toute petite victoire mais c’est une victoire.

Olivier Metzger

Voyageurs du Monde : Parmi les autres désordres de cette planète, comment résoudre le drame des migrants en Syrie, en Érythrée ?

Pierre Rabhi : C’est à la source qu’il faut résoudre le problème. Nous devons établir une instance internationale forte et réprouvant de manière unanime les crimes qui se déroulent dans ces pays. Une coalition capable d’engager une réelle pression sur les dictateurs pour changer les choses sur place. N’oublions pas non plus que si l’Europe a amené la modernité sur la planète, consignée à son seul territoire, sans la colonisation elle serait le continent le plus pauvre de l’histoire. D’ailleurs elle s’est terriblement appauvrie sur le plan culturel, si l’on en croit les témoignages des voyageurs du XVIIe siècle qui rapportent des diversités régionales d’une grande richesse. Or, aujourd’hui, l’idéologie mondialiste a tout uniformisé.

 

Voyageurs du Monde : Que dire de la montée du populisme à travers le monde ?

Pierre Rabhi : C’est toute la défaillance d’un système pyramidal, je ne comprends pas qu’un seul homme puisse être au-dessus de 50 millions d’individus. Prenez l’ascension de Trump aux États-Unis, élu par la majorité de la population américaine : un seul homme comme celuilà est capable d’amener le pire du pire dans l’histoire de l’humanité, c’est totalement aberrant. Comme tous les chefs d’État, il s’appuie sur l’irrationalité des êtres humains qui pensent qu’un seul individu peut saisir notre destin et orienter notre histoire. C’est une réelle dé- faillance du peuple. De la même manière, voyez les multinationales qui gouvernent l’économie mondiale : libre à chacun de boycotter les produits de ces dictatures économiques. Ne pas se contenter de manifester, mais aller au bout de ses idées jusqu’à extinction de cette logique absurde de la société actuelle.

 

Voyageurs du Monde : La pensée que vous incarnez fait de plus en plus d’émules. Quel regard portez-vous sur cette jeunesse, première concernée par l’avenir de la planète ?

Pierre Rabhi : Effectivement, les initiatives à l’image de Colibris se développent au-delà de ce que j’espérais. Ces mouvements sont des ferments qui s’insinuent dans le tissu social, inspirent d’autres idées et se démultiplient. Face à un modèle de société en dégringolade, l’autonomie, l’économie circulaire et l’agroécologie semblent être la réponse. En Afrique notamment, des milliers d’agriculteurs se sont ainsi libérés des intrants chimiques qui les appauvrissaient, eux et leurs sols. Je suis très honoré par la confi ance que m’accorde la jeunesse, et d’une manière globale par celle accordée par les femmes. Elles sont synonymes d’espoir pour cette planète et pour l’humanité. Ayant pour beaucoup d’entre elles porté la vie, elles sont plus enclines à la protéger qu’à la détruire. Aimer, avec toutes les maladresses et les limites que cela implique, mais tâcher d’aimer, tout simplement, voilà où réside la force.

 

Par

BAPTISTE BRIAND

 

Entretien

JEAN-FRANÇOIS RIAL

 

Photographie

OLIVIER METZGER