Texte et photos MATTHIEU RICARD, moine bouddhiste, photographe et auteur
Nombre de philosophes ont mis l’accent sur l’aspect détestable de l’homme, soulignant sa disposition égoïste et malveillante, au détriment de ses autres qualités. Devant des manifestations de bonté, nous avons tendance à chercher une motivation cachée. Mais ne vaut-il pas mieux redécouvrir notre potentiel de bonté et l’exprimer envers tous ceux qui nous entourent ? L’altruisme est une nécessité pour faire face aux défis de notre époque. La bonne nouvelle est que les recherches scientifiques confirment que l’altruisme véritable existe et qu’il est possible de le cultiver davantage.
Notre époque est confrontée à de nombreux défis. L’une de nos difficultés majeures consiste à concilier les impératifs de l’économie, de la recherche du bonheur, de notre degré de satisfaction dans la vie, et du respect de l’environnement. L’économie et la finance évoluent à un rythme toujours plus rapide. Les marchés boursiers s’envolent et s’écroulent d’un jour à l’autre. Ceux qui vivent dans l’aisance rechignent à réduire leur train de vie pour le bien des plus démunis et pour celui des générations à venir, tandis que ceux qui vivent dans le besoin aspirent légitimement à davantage de prospérité, mais aussi à entrer dans une société de consommation qui encourage l’acquisition du superflu.
La satisfaction de vie se mesure, elle, à l’échelle d’un projet de vie, d’une carrière, d’une famille et d’une génération. Elle se mesure aussi à la qualité de chaque instant qui passe, des joies et des souffrances qui colorent notre existence, de nos relations aux autres ; elle s’évalue en outre par la nature des conditions extérieures et par la manière dont notre esprit traduit ces conditions en bien-être ou en mal-être.
Quant à l’environnement, jusqu’à récemment, son évolution se mesurait en termes de dizaines de millénaires. De nos jours, le rythme de ces changements ne cesse de s’accélérer du fait des bouleversements écologiques provoqués par les activités humaines. Depuis 1950, nous sommes entrés dans une nouvelle ère pour notre planète, l’Anthropocène, (littéralement « l’ère des humains »). C’est la première ère où les activités humaines modifient profondément (et, pour l’instant, dégradent) la biosphère.
Pour nombre d’entre nous, la notion de « simplicité » évoque une privation, un rétrécissement de nos possibilités et un appauvrissement de l’existence. Pourtant, l’expérience montre qu’une simplicité volontaire n’implique nullement une diminution du bien-être, mais apporte au contraire une meilleure qualité de vie. Est-il plus agréable de passer une journée avec ses enfants ou entre amis, chez soi, dans un parc ou dans la nature, ou de la passer à courir les magasins ? Est-il plus plaisant de jouir du contentement d’un esprit satisfait ou de constamment vouloir davantage une voiture plus coûteuse, des vêtements de marque ou une maison plus luxueuse ?
Les pays riches, qui profitent le plus de l’exploitation des ressources naturelles, ne veulent pas réduire leur train de vie. Ce sont pourtant eux les principaux responsables des changements climatiques et des autres fléaux (augmentation des maladies sensibles au climat, le paludisme par exemple qui se propage dans de nouvelles régions ou à des altitudes plus élevées dés que la température minimale augmente) qui affectent les populations les plus démunies, celles dont, précisément, la contribution à ces bouleversements est la plus insignifiante. Un Afghan produit 2500 fois moins de CO2 qu’un Qatari et 1000 fois moins qu’un Américain.
La nécessité de l’altruisme
Nous avons besoin d’un fil d’Ariane qui nous permette de retrouver notre chemin dans ce dédale de préoccupations graves et complexes. L’altruisme peut constituer ce fil d’Ariane et permettre de relier naturellement les trois échelles de temps court, moyen et long terme en harmonisant leurs exigences.
Aujourd’hui, l’altruisme est plus que jamais une nécessité, voire une urgence. Il est aussi une manifestation naturelle de la bonté humaine, dont nous avons tous le potentiel, en dépit des motivations multiples, souvent égoïstes, qui traversent et parfois dominent nos esprits.
Si nous avions davantage de considération pour autrui, nous agirions tous en vue de remédier à l’injustice, à la discrimination et au dénuement. Les décideurs et autres acteurs sociaux veilleraient à améliorer les conditions de travail, de vie familiale et sociale, et de bien d’autres aspects de l’existence. Ils seraient amenés à combler le fossé qui se creuse toujours davantage entre les plus démunis et ceux qui représentent 1% de la population mais qui détiennent 25% des richesses. Ils seraient amenés à reconsidérer la manière dont nous traitons les espèces animales, les réduisant à n’être que des instruments de notre domination aveugle qui les transforment en produits de consommation.
Enfin, si nous avions davantage de considération pour les générations à venir, nous ne sacrifierions pas aveuglément le monde à nos intérêts éphémères, ne laissant à ceux qui viendront après nous qu’une planète polluée et appauvrie.
De nouvelles avancées dans la théorie de l’évolution montrent que la coopération a toujours été au cœur de l’évolution, plus encore que la compétition. Nous pouvons donc envisager la possibilité d’un altruisme étendu qui transcende les liens de proximité familiaux et tribaux et met en valeur le fait que les êtres humains sont essentiellement des « super-coopérateurs. »
Etendre l’altruisme par l’entraînement de l’esprit
Des années de recherches ont permis au psychologue Daniel Batson et à ses collègues de mettre en évidence que l’altruisme n’est pas l’apanage exclusif du héros ou du saint, qu’il n’est ni exceptionnel ni contre-nature, mais que c’est une motivation qui anime fréquemment chacun d’entre nous. Il a montré que c’est dans le vécu de tous les jours que l’on peut trouver les meilleures preuves du rôle de l’altruisme dans la vie humaine. Á l’issue de ce travail de recherche patient et systématique, Daniel Batson conclut : « L’examen de vingt-cinq travaux de recherche en psychologie sociale, étalés sur quinze ans, a permis de vérifier l’hypothèse selon laquelle l’altruisme véritable, celui qui a pour seule motivation la réalisation du bien d’autrui, existe bien. À l’heure actuelle, il n’existe aucune explication plausible des résultats de ces études qui serait fondée sur l’égoïsme.»
Du point de vue du bouddhisme, l’expérience de milliers d’années de pratiques contemplatives atteste que la transformation individuelle est possible. Cette expérience a été maintenant corroborée par les recherches en neurosciences qui ont montré que toute forme d’entraînement l’apprentissage de la lecture ou d’un instrument de musique par exemple induit une restructuration dans le cerveau, tant au niveau fonctionnel que structurel. C’est ce qui se passe également lorsque l’on développe l’amour altruiste et la compassion. En 2000, une rencontre exceptionnelle eut lieu à Dharamsala, en Inde. Quelques-uns des meilleurs spécialistes des émotions, psychologues, chercheurs en neurosciences et philosophes passèrent une semaine entière à discuter avec le Dalaï-lama dans l’intimité de sa résidence située sur les contreforts de l’Himalaya. C’était aussi la première fois que j’avais l’occasion de prendre part aux fascinantes rencontres organisées par l’Institut Mind and Life qui fut fondé en 1987 par Francisco Varela, un chercheur renommé en neurosciences. Le dialogue portait sur les émotions destructrices et sur la façon de les gérer.
Lors de cette rencontre, un matin, le Dalaï-lama déclara : « Toutes ces discussions sont fort intéressantes, mais que pouvons-nous vraiment apporter à la société ? » A l’heure du déjeuner, les participants se sont réunis pour discuter avec animation, débat qui déboucha sur la proposition de lancer un programme de recherche sur les effets à court et à long terme de l’entraînement de l’esprit, ce que l’on appelle généralement « méditation ». L’après-midi, en présence du Dalaï-lama, ce projet fut adopté avec enthousiasme. Ce fut le début d’un passionnant programme de recherche, celui des « neurosciences contemplatives ». Plusieurs études furent lancées, auxquelles j’eus la chance de participer dès le départ, dans les laboratoires du regretté Francisco Varela en France, de Richard Davidson et Antoine Lutz à Madison (Wisconsin), de Paul Ekman et Robert Levenson à San Francisco et Berkeley, et Tania Singer à l’Institut Max Planck de Zurich.
Après la phase d’exploration initiale, une vingtaine de méditants expérimentés furent testés : moines et laïques, hommes et femmes, Orientaux et Occidentaux, tous ayant effectué entre 10.000 et 50.000 heures de méditation consacrées au développement de la compassion, de l’altruisme, de l’attention et de la pleine conscience. Plusieurs articles publiés dans de prestigieuses revues scientifiques ponctuèrent ces travaux, conférant par là ses lettres de noblesse à la recherche sur la méditation et la gestion de l’équilibre émotionnel, domaine qui, jusqu’alors, n’avait guère été pris au sérieux. Pour reprendre les termes de Richard Davidson, « ces travaux semblent démontrer que le cerveau peut être entraîné et modifié physiquement d’une manière que peu de gens auraient imaginé. »
Un bienfait global
Les méditants expérimentés ont la faculté d’engendrer des états mentaux précis, ciblés, puissants et durables. Des expériences ont montré notamment que la zone du cerveau associée à des émotions comme la compassion, par exemple, présentait une activité considérablement plus grande chez les personnes qui avaient une longue expérience méditative. Ces découvertes indiquent que les qualités humaines peuvent être délibérément cultivées par un entraînement mental.
D’autres expériences scientifiques ont également montré qu’il n’était pas nécessaire d’être un méditant surentraîné pour bénéficier des effets de la méditation, et que vingt minutes de pratique journalière contribuent significativement à la réduction de l’anxiété et du stress, de la tendance à la colère (dont les effets néfastes sur la santé sont bien établis) et des risques de rechute en cas de dépression grave. Huit semaines de méditation sur la pleine conscience (de type MBSR), à raison de 30 minutes par jour, s’accompagnent d’un renforcement notable du système immunitaire, et des facultés d’attention, ainsi que d’une diminution de la tension artérielle chez les sujets hypertendus.
Selon le bouddhisme, « méditer » signifie « s’habituer » ou « cultiver ». La méditation consiste à se familiariser avec une nouvelle manière d’être, de gérer ses pensées et de percevoir le monde. Sans vouloir faire de sensationnalisme, il importe de souligner à quel point la méditation et l’« entraînement de l’esprit » peuvent changer une vie. Nous avons tendance à sous-estimer le pouvoir de transformation de notre esprit et les répercussions que cette « révolution intérieure » entraîne sur la qualité de notre vécu.
A lire : Plaidoyer pour le bonheur : la force de la bienveillance, Editions du Nil.